Mendi Ederrak

Une promenade dans le Khumbu

1 Mai 2014, 16:43pm

Publié par Tim

L’envie de changer d’air, de quitter pour quelques semaines l’activité trépidante (voire angoissante) de Londres, l’appel des grands espaces, de la montagne, du froid et du minéral. Voilà ce qui nous a poussés, Claire et moi, à poser le pied sur le tarmac de l’aéroport de Katmandou ce lundi 4 novembre 2013. Meenah et sa fille Prashamsa nous attendent à la sortie. Claire, toute émue de les retrouver, court les prendre dans ses bras. Retrouvailles attendrissantes avec sa famille adoptive népalaise qui l’accueillit lors de son stage sur les parasites de yack de la vallée du Langtang, il y a cinq ans déjà.

Tout le monde est enchanté de revoir Claire et de faire ma connaissance. Les jours suivants, nous sommes sans cesse invités à gouter le thé népalais, boisson crémeuse aux senteurs poivrées, ou à partager les repas de la famille de Meenah ou de celle de D.D. Joshi, le directeur du centre de recherche sur les zoonoses de Katmandou. Je découvre avec plaisir la simplicité des momos (raviolis à la vapeur) et du Dhal Bath (mélange épicé de riz et de lentilles) qui deviendront notre plat quotidien lorsque nous aurons rejoint l’Himalaya. Nous passons trois jours à arpenter les ruelles fiévreuses et poussiéreuses de la capitale dont Claire m’a tant parlé. Nous sillonnons la ville noyée dans une joyeuse cacophonie et nous imprégnons des senteurs de Pashupatinath et des couleurs de Swayambunath, où Charles Duchaussois, quelques décennies plus tôt, s’était perdu dans la contemplation d’un lever de soleil aux senteurs d’héroïne[1]. Commençant à être fatigué par l’activité débordante de Katmandou, je presse Claire de rejoindre les contreforts des montagnes.

[1] Charles Duchaussois (1971) Flash ou le grand voyage. Fayard.

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C’est ainsi que, trois jours après être arrivés en terre népalaise, nous quittons la ville a bord d’un bus coloré en direction de Jiri. Dix heures de trajet plus tard, alors que notre bus n’arrive pas à s’extraire des ornières détrempées d’un chemin de glaise, nous abandonnons nos compagnons de voyage (qui doivent encore y être) et nous enfonçons dans les collines en direction de Deurali (l’étape après Jiri) que nous atteignons a la nuit noire. Première arrivée à la frontale.

la carte de notre petit périple

la carte de notre petit périple

Cette partie du parcours n’était initialement pas prévue. Nous avions pensé prendre un petit avion qui nous aurait conduits directement de Katmandou à Lukla, d’où nous aurions rejoint à pied le village de Namche Bazar en quelques heures pour commencer notre escapade. Cette stratégie est celle adoptée par la plupart des trekkeurs. Mais à cause de quelques nuages obstruant le ciel de Lukla, les petits avions ne volent plus depuis plusieurs jours, ne pouvant pas atterrir à vue sur la courte piste d’altitude. Refusant d’attendre à Katmandou dans l’incertitude, nous avons préféré rejoindre Lukla à pied en partant de Jiri. Ce plan B nous permettra d’approcher les montagnes en douceur et de découvrir un Népal plus rural et un peu plus authentique que celui de la région touristique de l’Everest. Mais le prix à payer pour réaliser cette marche d’approche est un gros effort physique. En effet, nos vacances ne sont pas extensibles et nous envisageons déjà un retour à Katmandou par le même chemin si les avions ne volent toujours pas dans deux semaines. Nous décidons donc de rallier Namche Bazar non pas en sept jours, comme recommandé dans la plupart des guides, mais en trois. Nous avons plus d’une centaine de kilomètres à parcourir, de nombreuses vallées à traverser et plusieurs cols a plus de 3000m d’altitude à passer. Mais nous sommes motivés et nous savons que nos amis Aurélie et Bali l’ont fait le mois précédent, lors de leur première étape du tour du monde.

En ce lundi 4 novembre 2013, nous passons donc à Deurali notre première nuit dans l’Himalaya. Quelques pétards sifflent, les villageois se regroupent pour danser dans les cuisines en agitant doucement les mains à la lueur de quelques ampoules nues. C’est le nouvel an. Nous sommes à 2800m d’altitude et nous sommes heureux…

L’air est sec, pur et froid. Je le respire comme une véritable gourmandise. Nous endossons nos sacs à dos et partons, emmitouflés dans notre doudoune, notre bonnet et nos gants. Mais il fait rapidement chaud, et toutes les épaisseurs finissent par disparaitre au fond de nos sacs. Les torrents rugissent, grossis par les eaux bleues des glaciers que nous ne voyons pas encore. Les insectes batifolent, les paysages sont verts, les forêts humides mais les montagnes toujours invisibles. Suivant des marques que nous croyons indiquer le chemin à suivre (mais qui en fait signalent le parcours du trail de l’Everest), nous nous égarons et perdons des heures précieuses à retrouver notre chemin. Les étapes sont longues et éreintantes. Nous atteignons le col de Lamjura après une ascension de 2000m alors que le soleil disparait et que le froid vespéral s’installe dans les vallées. Nous allumons nos lampes frontales, pressons le pas et rejoignons Jumbesi d’une allure mécanique.

Une promenade dans le Khumbu

Le lendemain, notre rythme de croisière est trouvé. Nous nous fixons l’objectif de la journée, puis marchons en nous arrêtant cinq minutes toutes les heures pour boire et grignoter un biscuit jusqu’au milieu de la journée où nous déjeunons dans une petite gargote du bord du chemin avant de repartir jusqu’à atteindre l’objectif fixé. Randonner sur les chemins du Népal peut parfois être extrêmement décourageant. En effet, nous avons l’habitude Claire et moi de randonner dans les Pyrénées ou dans les Alpes, où les barrières horaires annoncées sur les chemins sont toujours exagérées. Or ici, quand on nous dit que le prochain village est à trois heures de marche et qu’on met presque quatre heures à le rejoindre, nous nous demandons si nous n’avons pas été un peu trop prétentieux. Les repères sont modifiés, les dénivelés plus conséquents. Mais la vue des hautes montagnes de l’Himalaya s’est enfin offerte à nous, et le temps est toujours aussi somptueux. Alors nous oublions les crampes et les ampoules, et continuons d’avancer. Nous rallumons les frontales. L’objectif est encore à une heure de marche. Je n’en peux plus, j’ai mal partout, et Claire me distance. Nous arrivons finalement vers 18 heures, douze heures après avoir quitté Deurali. L’omelette fumante qui nous est présentée nous fait oublier pour quelques instants que monter les escaliers pour rejoindre notre chambre sera sans doute l’épreuve la plus douloureuse de la journée.

Namche Bazar est l’objectif de cette troisième journée. Nous avons pour l’instant réussi à respecter le calendrier. Nous repartons alors que le soleil n’est pas encore levé. La nature s’éveille doucement. Quelques porteurs avancent déjà portant des caisses de bière et de Coca pour satisfaire les randonneurs fourbus dans les villages plus haut dans la montagne. Il est 14h et on nous dit que Namche est encore à au moins six heures de marche, que c’est trop loin pour cette journée. Nous nous refusons d’y croire. Nous devons rallier notre objectif coûte que coûte. Notre ridicule orgueil est en jeu. Nous perdons du temps à remplir les formalités pour entrer dans le parc du Khumbu. Un garde forestier nous refuse le droit de passer car il est trop tard. La nuit tombe et Namche Bazar est encore à trois heures de marche. A force de lui répéter qu’on vient de Bupsa et que notre seul désir est de dormir à Namche (ce qui le fait doucement sourire car il ne nous croit pas), il finit par accepter de nous laisser passer. Pour le troisième soir d’affilée, nous rallumons nos frontales en traversant un pont suspendu. Pour tenir le coup, nous devons maintenant faire des pauses toutes les 30 minutes pour sucer du sucre. Ça monte raide dans la forêt. Apres 13 heures de marche, nos jambes décident de ne plus avancer. Un jeune népalais redescend quelques yaks dans l’obscurité complète. Il nous remotive et nous repartons. Ça monte toujours. Nous apercevons les premières lumières du village plus haut. On touche au but. En brulant nos dernières calories, nous dépassons les premières maisons en titubant. Je soutiens Claire, on n’est pas beau à voir. Des milliers de lumières brillent dans le noir. Namche Bazar est féerique. La fatigue et le bonheur d’être arrivés nous rendent euphoriques. Nous finissons nos dernières tablettes d’anti-inflammatoire et sombrons dans un sommeil sans rêves.

Même si le tourisme l’a sans doute transformé, Namche Bazar n’en reste pas moins un village sympathique et extrêmement accueillant, lové dans une cuvette à 3500 mètres d’altitude. Toute la matinée, nous flânons au soleil dans les petites ruelles pavées et profitons de la connexion internet pour envoyer quelques nouvelles à nos proches. En début d’après-midi, nous refaisons nos sacs et nous dirigeons vers le village de Thame. Les étapes seront maintenant beaucoup plus courtes car il faut désormais nous acclimater progressivement à l’altitude avant de franchir le premier col. Un peu en retrait du chemin, assis à l’ombre d’un gros rocher, quelques népalais du village voisin sont regroupés pour psalmodier des prières sous la direction du lama et boire du thé (mais pas que !). Ils expriment le respect qu’ils témoignent à la montagne qui domine leur village. Invités à les rejoindre, nous prenons place. Des discussions gestuelles animées s’engagent avec les vieux. Le doyen du groupe décide que Claire lui plait. Il se lève, s’approche en titubant (il est loin d’être sobre) et… lui pelote les seins en ricanant ! Quels boute-en-train ces népalais ! Sa famille et ses amis s’excusent pour lui, l’affront n’est pas relevé. Après que les jeunes aient joué avec nos appareils photo et que le thé ait été épuisé, nous prenons congé de ce groupe sympathique et finissons par rejoindre Thame avant le coucher du soleil. Ouf !

Nous sommes maintenant en plein cœur de l’Himalaya. Le paysage est désertique. Il n’y a plus de végétation sinon quelques touffes d’herbes sèches. Les montagnes et les glaciers dominent tout. Nous marchons encore sur de la terre, mais la neige n’est pas loin. Nous remontons doucement la vallée de Thame en direction du Tibet dont la frontière n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres. Des népalais s’affrontent au volley alors que mon souffle commence à se raccourcir. Le corps est bien fait. C’est en début d’après-midi que nous arrivons à Lungden, le hameau où nous allons passer les deux prochaines nuits avant de franchir le col du Renjo. Quel plaisir de passer quelques heures à lire au soleil ou à regarder le temps passer tout en se disant qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Le soleil disparait derrière les montagnes vers 15h. Il est temps de rentrer et de sortir les cartes à jouer. Les heures filent rapidement et la journée s’achève.

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Les drapeaux à prières claquent au vent. Ma tête va exploser. Un mélange de fatigue et d’émotion s’empare de moi, et je fonds en larme. L’Everest est là soutenu par ses petits copains le Lhotse, le Nuptse, le Makalu et tant d’autres. Cette montagne, imaginée tant de fois à la lecture des écrits de Hillary[1], Messner[2] ou Krakauer[3], est là, en face de moi, baignée de soleil, sans aucun nuage pour lui faire de l’ombre. Il y a peut-être des gens sur le toit du monde en ce moment même. La montée au col du Renjo a été longue et éprouvante. Il faisait un froid glacial lorsque nous avons quitté notre auberge à 6h du matin. Jusqu’à 5000 mètres d’altitude, tout allait pour le mieux, mis à part que l’eau de nos poches à eau était gelée. Et puis, le manque d’oxygène et la montée en altitude sans doute trop rapide ont fait sentir leurs effets pernicieux. La tête a commencé à devenir très douloureuse, et le souffle à se raccourcir. De courtes pauses sont devenues nécessaire toutes les deux ou trois minutes. En combattant la douleur, nous avons quand même réussi à atteindre le col pour embrasser une des plus belles vues de l’Himalaya. Apres avoir immortalisé ce moment, nous entamons la descente sur Gokyo. Celle-ci est encore plus pénible que la montée car le sentier est extrêmement glissant couvert de neige tassée par le passage de nombreux randonneurs. Le mal de tête s’est accentué. Mais nous rejoignons finalement le village de Gokyo, une agglomération de cinq ou six auberges construites hors du temps sur les rives paisibles d’un lac turquoise portant le même nom. Apres une sieste réparatrice de deux heures, nous apprenons que notre voisin de chambre, qui s’y était enfermé 24 heures plus tôt, est inconscient dans son lit, en pleine lutte avec le mal des montagnes. Il est 20h, il fait nuit noire, et la seule chose à faire pour espérer sauver Andreas, est de le redescendre en civière à travers le glacier Ngozumpa jusqu’à une altitude suffisamment basse pour que la pression en oxygène remonte et que son œdème se résorbe de lui-même. Une équipe de sherpas se prépare, l’ambiance est morose.

[1] Edmund Hillary (1999). Un regard depuis le sommet. Glénat.

[2] Reinhold Messner (2013). Everest sans oxygène. Dans: Everest, trois récits mythiques. Arthaud.

[3] Jon Krakauer (2009). Tragédie a l’Everest. Presses de la Cité.

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Une longue nuit de sommeil eut raison de notre moral et de notre fatigue, et lorsque les rayons du soleil commencent à lécher notre visage ce matin-là, nous sautons sur nos pieds complètement ragaillardis, extrêmement frais et pleins d’énergie. Nous traversons à notre tour le glacier pour rejoindre le hameau de Dragnag que nous atteignons en fin de matinée. Nous passons l’après-midi face au soleil à lire jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les montagnes et que la température chute de 15 degrés.

Les nuits sont rudes en altitude. Bien que nous ayons maintenant passé presque une semaine au-dessus de 4000 mètres, notre sommeil n’est toujours pas régulier. Le plus gênant, c’est sans doute le froid. Il fait régulièrement moins de zéro dans la chambre. En témoignent les blocs de glace souvent retrouvés dans les poches à eau ou les cupules de lentilles de contacts au réveil. Quitter la douce chaleur du duvet est toujours un supplice, mais l’appel du ciel clair finit systématiquement par avoir le dessus. Au programme aujourd’hui : rejoindre la vallée de l’Everest en passant le Cho La, col perché à 5400 mètres d’altitude. Grandis par notre expérience du Renjo La et mieux acclimatés que trois jours auparavant, l’ascension n’a présenté aucune difficulté majeure. Il fallait cependant faire bien attention où on posait les pieds car le chemin était raide et très glissant, et nous n’étions chaussés que de nos baskets de trail. La vue étant un peu décevante du col même, nous ne nous y attardons pas et redescendons de l’autre côté. Cette descente du Cho La est éblouissante car la vue domine toute la plaine et toutes les lignes de fuite convergent vers l’impressionnant Ama Dablam, cône escarpé recouvert de glace et de neige et culminant a plus de 6800 mètres. Notre cœur commence à se serrer car nous savons que nous laissons les sommets, le froid, la neige et les pierres derrière nous, que maintenant il n’y a plus que de la descente avec un avion au bout. Nous prenons notre temps, touchons les rochers, observons les edelweiss, conversons peu. Tout petits dans cet univers minéral, nous nous sentons à notre place. L’Ama Dablam est rose, le ciel violet, le lac vert, le soleil se couche et nous aussi.

Une promenade dans le Khumbu

La vallée de l’Everest est très courue, sillonnée par d’innombrables trekkeurs voulant aller au sommet du Kala Patar (5500 mètres) ou au camp de base de l’Everest. Les conversations ne tournent qu’autour de l’Everest, de performances, du nombre de séjour de chacun au Népal, de leurs souvenirs, etc. Une personne d’un groupe de trekkeurs montant le chemin que nous descendons me demande brutalement comment était le camp de base de l’Everest. Je lui réponds que nous ne venons pas de là. Elle me regarde interdite, ne comprenant pas pourquoi nous venions dans le Khumbu si ce n’est pour voir le camp de base. Je rejoins Claire un peu dégouté. Il est temps que nous quittions les montagnes et surtout ses touristes qui commencent à nous agacer. Beaucoup d’entre eux ne semblent respecter ni la montagne ni ses habitants, et s’accrochent désespérément à des habitudes et des biens matériels n’ayant pas leur place dans cette partie du monde. Nous en avons vu certains, ne portant que leur crème solaire et un peu d’eau, louer les services de porteurs pour conserver leurs ordinateurs ou leurs tablettes et pouvoir jouer a Candy Crush le soir venu ou poster leur dernière photo sur leur mur Facebook. Ça fait un peu mal au cœur… Nous descendons donc la vallée de l’Everest le plus vite possible, passons une nuit à Tengpoche, le plus important temple bouddhiste de la région, et finissons notre boucle le lendemain en rejoignant Namche Bazar.

Une promenade dans le Khumbu

Les fins d’aventure sont toujours un peu difficiles. On a l’impression de laisser le meilleur derrière soi, un rêve, et de devoir se réhabituer à la vie quotidienne dans l’espoir de reconstruire un projet aussi merveilleux dans l’avenir. Le retour à Londres se matérialise, notre estomac se tord. On est bien ici. Un avion nous attend à Lukla, à quelques heures de marche de Namche Bazar, plus bas dans la vallée. Une heure après avoir quitté la piste terrifiante du petit aérodrome de montagne, nous atterrissons à Katmandou. Nous nous efforçons de ne pas penser à notre départ prochain et passons nos derniers jours en terre népalaise en compagnie de notre famille adoptive dans l’ambiance douce et survoltée de cette ville qui cache dans ses ruelles des mystères qu’une vie entière ne suffirait pas à découvrir. Nous nous faisons une promesse. Dans cinq ans, nous revenons !

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